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La Bataille de La Penfeld

Article publié dans libération le : 27/12/2001

samedi 2 mars 2002

Depuis 1992, les Brestois tentent de s’approprier cette rivière, occupée par la Marine, fermée au public, et qui coupe la ville en deux.

Faut-il lui chercher querelle ? Hier, ville française en terre bretonne, ville martyre, rasée par les bombes et les bulldozers américains, ville blanche devenue grise au fil des années 70, Brest tourne encore le dos à la mer. La cité a la chance d’être au bout du monde, mais, déficit d’image, elle refuse de laisser voir ce qu’il y a derrière. Ou si peu. « Brest est une ville où on n’a pas accès à la mer », convient le vice-amiral d’escadre Gheerbrant, préfet maritime. Il faut s’éloigner du centre, rouler cinq bons kilomètres pour parvenir au port du Moulin-Blanc où la plaisance a ses quartiers avec Olivier de Kersauson, autre figure amirale. La ville lui fournit un ponton pour accoster ses machines à ravir le trophée Jules-Verne. Le marin le plus rapide autour du monde a installé un moules-frites à côté de ses trimarans et rend de menus services. Il philosophe - « D’accord, il pleut sur Brest, mais il pleut surtout sur les cons »- et il était dans le comité de soutien du candidat socialiste aux municipales du printemps. Cela lui a valu, raconte-t-on, un coup de fil de remontrance de Jacques Chirac. Le navigateur a son bateau au Moulin-Blanc et son manoir sur la route du Conquet. Entre les deux, il y a Brest, mais si peu la mer.

Océanopolis, principale attraction touristique dont la fréquentation baisse cette année, fait davantage découvrir l’océan qu’il ne le montre. Le port de commerce se restructure mais les quais sont le royaume des dockers. Un peu plus loin, l’Abeille Flandre qui veille sur le rail d’Ouessant attire le passant autant que le Quatre Vents où il fait bon s’abriter les jours de grand vent et de calme. Et puis, derrière le quai Malbert et le pavillon des Phares et balises, un mur infranchissable. La mer est de l’autre côté. De vieux bâtiments gris de la Royale servent de brise-lames, et l’on devine un autre monde. Celui de l’Arsenal et de la Marine. Terrain militaire. Interdiction d’entrer.

Un monde clos que surmonte le château, dernier vestige du Brest de Vauban du XVIIe siècle. Il abrite l’amirauté et surplombe l’entrée de la Penfeld, « l’une des seules rivières suffisamment vaste et profonde des côtes bretonnes pour construire et accueillir les gros vaisseaux de ligne (1) ». Colbert, dans les années 1660, en fait la place forte de la Royale. L’Arsenal s’y bâtit, Brest y grandit. Michelet le décrit dans son Histoire de France : « La force de la France entassée au bout de la France : tout cela dans un port serré, où l’on étouffe entre deux montagnes chargées d’immenses constructions. »

Mythologie. La Penfeld est le cœur historique de la ville et la coupe en deux. Rive droite, Recouvrance, quartier ouvrier, populaire, mythologie à la Mac Orlan revisité par Genet. Rive gauche, les officiers, la préfecture maritime, l’administration, l’hôtel de ville et les commerçants de la rue de Siam. Le développement de Brest, ces trente dernières années, a en partie cicatrisé les différences, mais la Penfeld continue de séparer la ville et de la priver d’un vrai centre. La coupure est d’autant plus présente que les rives de la rivière sont inaccessibles au commun depuis des lustres. Certains anciens ont souvenir de s’y être baignés avant guerre. Mais à la Libération, la ville s’est reconstruite sur ses ruines. Et la Penfeld est devenue « canyonnisée », au point de n’être visible aujourd’hui que des ponts de Recouvrance ou de l’Harteloire. Alors, quand pour le premier rassemblement des vieux gréements de Brest, en 1992, l’amirauté a accepté d’ouvrir aux civils les rives de la rivière, cela a été un choc psychologique. Les Brestois se retrouvaient à fouler un sol auquel ils n’avaient pas accès, à embrasser un bord de mer qu’ils ne voyaient pas. Brest ne s’en est pas remis et depuis dix ans bientôt se joue la bataille de la Penfeld. Sacrée bataille, car derrière elle, c’est l’avenir de la ville et la poursuite de sa diversification - largement entamée - dont il est question, à l’heure où la Marine continue à perdre de son influence et la construction navale de ses commandes.

Question taboue. A l’origine, c’est une association, Rue de Penfeld, relayée par les Verts, qui a posé la question « taboue » de la « libération » de la rivière. Taboue parce que la revendiquer, c’était entrer en confrontation avec la Marine. « Certains vous diront que l’on doit rendre la Penfeld. Je refuse ce vocabulaire. Nous n’avons rien volé. Il ne faut pas espérer de ma part une repentance, même si la mode est à ça. La Marine n’a pas à avoir honte de ce qu’elle a représenté à Brest », gronde le préfet maritime. C’était aussi se colleter avec les ouvriers de l’Arsenal qui y voient une menace pour leur emploi. « Les syndicats voient rouge dès qu’on parle de la Penfeld », explique François Cuillandre, le nouveau maire PS de Brest. A l’automne 1997, ils menacent de perturber le congrès du PS si l’Arsenal connaît une rupture de son plan de charge. Il faut que l’Etat apporte son appui financier à la construction de plates-formes off-shore pour que le climat se pacifie et que le Premier ministre accepte de se rendre à Brest qu’il menaçait de boycotter.

La municipalité, de gauche depuis 1989, ne souhaite pas aller contre le gros de son électorat. D’autant qu’une partie de ses élus est elle-même issue de la construction navale. En 1995, Pierre Maille, le maire socialiste de l’époque, accepte de prendre des écologistes sur sa liste à condition qu’ils ne fassent pas entrer en conseil municipal la question de la Penfeld. « Ici, on n’est pas voué à la Sainte Vierge, mais à la Marine nationale et à ce qui va avec », constate la verte Marif Loussouarn, vice-présidente de la Communauté urbaine.

Mais en dépit de ces résistances, le dossier avance. En 1998, les associatifs et les Verts obtiennent d’un Comité interministériel de l’aménagement du territoire la création d’une « Commission Penfeld », rassemblant la Marine, l’Etat et les élus locaux. Le directeur de cabinet de Dominique Voynet, alors ministre de l’Environnement, les y a bien aidés. Il se nomme Jacques Maire et est aussi élu PS de la Communauté urbaine. Mais depuis quatre ans que la commission est installée, les choses n’ont guère bougé.

Jeu de taquin. La municipalité, toujours entre deux élections, ne veut heurter ni ses électeurs ni la Marine. Celle-ci fait traîner les choses car il en va de son rang. Et use souvent de prétextes pour tenter de convaincre le ministère de la Défense que la Penfeld lui est encore utile : les escales de la flotte de l’Otan, le transfert probable à Brest des sous-marins nucléaires d’attaque aujourd’hui stationnés à Toulon, la nécessité d’avoir de l’espace pour entreposer ses pièces de rechange, etc. « Elle sait qu’elle va devoir réduire son train de vie, mais elle a du mal, elle tombe de haut », explique un élu. Tout cela ressemble à un jeu de taquin. Mais il y a une réalité : le redimensionnement de l’Arsenal. En dix ans, le personnel a diminué de 40 % (de 7 000 à 4 000) et les surfaces occupées vont être réduites de 30 %. Pour rationaliser son activité, la Direction des constructions navales (DCN) veut quitter une grande partie de la Penfeld et se recentrer dans les bassins voisins de la Pointe et de Laninon. « Il est plus facile de travailler en pleine eau que dans le fond d’une rivière », explique Jean-Louis Rotrubin, son directeur. 50 hectares de terrain devraient ainsi être libérés en plein centre-ville. Quand ? Le calendrier dépend de l’échéance des programmes prévus pour l’Arsenal. Au total, cela devrait encore prendre une bonne dizaine d’années. Mais dès 2003, le plateau des Capucins pourrait être rendu à la vie civile, 5 hectares d’ateliers du milieu du XIXe siècle, un véritable monument historique en plein quartier de la Recouvrance. Les squatters de la rue de Saint-Malo qui passe derrière verraient bien le tout reconverti en ateliers d’artistes et en lieux de concerts et d’expositions.

Promenade des Anglais. La ville, elle, se garde de dire quels sont ses projets. Elle attend de passer la présidentielle et l’obstacle du moment, le débat sur le nouveau statut de la DCN, présenté mercredi en Conseil des ministres et auquel s’opposent les syndicats. Pour la municipalité, ce n’est toujours pas le moment de parler de la Penfeld. Mais les fonds européens pour reconvertir ces espaces ne courent que jusqu’en 2006, le nouveau maire de Brest va donc devoir se dépêcher. « Le jour où la ville aura un projet, la Marine sera peut-être plus encline à lâcher », juge un bon connaisseur du dossier, qui ajoute : « Le fort impact touristique est au château, c’est bien ça le problème. » Et le château, la Marine n’entend pas le céder, l’essentiel du commandement opérationnel étant installé dans ses souterrains. « Certains se disent que le seul endroit au bord de la mer, c’est ici, et qu’il faudrait faire au pied du château une promenade des Anglais. Il n’en est pas question. Et ce n’est pas le 11 septembre qui nous fera changer d’avis », s’emporte le préfet maritime. Alors, la partie risque de durer encore un moment. Et la ville du bout du monde de garder paradoxalement son déficit d’image maritime et sa faible attractivité touristique....

(1) Histoire de Brest, Centre de recherche bretonne et celtique. Université de Bretagne occidentale. 303 pp., 270 F (41,16 euros).
 
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